Photo de famille de la quarantaine des Chefs d’État présents à Sotchi avec le Président Russe

A l’occasion du sommet Russie-Afrique, premier du genre, Moscou a aussi envoyé un message de défi à l’intention de l’Occident. A l’exercice des grandes déclarations d’amitié assénées comme on déclame un toast, les Russes ont toujours excellé. Et les sommets diplomatiques se prêtent parfaitement à ces formules un rien compassées. Celui de Sotchi, les 23 et 24 octobre, le premier entre la Russie et l’Afrique, n’a pas échappé à la règle : depuis le souvenir des relations développées à l’époque soviétique jusqu’aux promesses d’un accroissement exponentiel des échanges, les participants ont affiché un optimisme et une bonne humeur à toute épreuve.

Séance de travail des Chefs d’État avec leur homologue Russe

Pour la partie russe, il s’agissait d’abord de répondre à l’injonction du président, celle de développer les relations commerciales. Depuis l’entrée du sommet, jalonnée de véhicules blindés, hélicoptères, tracteurs ou rames de tramway, jusqu’aux allées présentant matériel médical, chocolat ou armes automatiques, le sommet de Sotchi avait d’abord des allures de grande foire. Malgré les tentatives d’élargir les discussions à d’autres secteurs – médical, haute technologie… –, les secteurs traditionnellement forts de la Russie tenaient le haut de l’affiche : extraction minière, hydrocarbures, nucléaire, armes…

Tant pis si aucun contrat majeur n’a été annoncé (le Kremlin a tout de même fait état d’engagements pouvant atteindre dans le futur 11,2 milliards d’euros), le message des Russes aux Africains était clair : ceci n’est qu’un début, nous avons le temps. « Nos échanges ont doublé. Les experts disent que c’est bien. Moi je dis que c’est trop peu », a martelé le président russe. Avec 20 milliards de dollars en 2018 (dont 7,7 milliards pour la seule Egypte), les échanges entre Moscou et le continent sont ainsi équivalents à ce que réalisent la Turquie ou le Brésil, très loin derrière la Chine (200 milliards).

Un passage obligé

Conscient de ne pas disposer des atouts de certains de ses concurrents – financiers pour la Chine, humains pour la France… –, Moscou a agrémenté cette offre d’un fort message politique, résumé par un mot martelé dans toutes les interventions publiques : souveraineté.

« Nous ne sommes pas dans une vision colonialiste, a ainsi assuré lors d’une table ronde Mikhaïl Bogdanov, vice-ministre des affaires étrangères, qui a initié ces dernières années le « retour » russe en Afrique. Nous voulons des coopérations sur des bases égalitaires, en lien avec les ensembles régionaux, ancrées dans le temps. » Ce n’est sans doute pas un hasard si M. Bogdanov est avant tout, à Moscou, le principal superviseur du dossier syrien, dans lequel le Kremlin a montré sa constance à défendre invariablement les régimes en place. Cette constance fait partie des messages régulièrement envoyés à l’Afrique par la diplomatie russe, qui excelle à coupler accords commerciaux et coopérations sécuritaires ou militaires. Moscou s’abstient également de poser, à la différence de ses homologues occidentaux, de quelconques exigences en matière de « bonne gouvernance ».

Le sujet de la souveraineté n’est certes pas nouveau et il est un passage obligé de tout discours public à destination de l’Afrique, naturellement demandeuse de telles assurances. Mais à Sotchi, il a été poussé à l’extrême, utilisé tant comme « argument de vente » que comme un message de défi à l’intention de l’Occident.

On a ainsi vu, mercredi 23 octobre, l’oligarque Konstantin Malofeev conduire une table ronde sur « le complot contre l’Afrique », au cours de laquelle l’homme d’affaires, connu pour son engagement religieux ultra-orthodoxe a estimé que les préconisations du FMI visaient à « renverser des gouvernements et conduisaient à la guerre civile ». Le milliardaire, qui a participé à plusieurs des manœuvres secrètes de la Russie à l’étranger ces dernières années, à commencer par l’annexion de la Crimée et le déclenchement d’une rébellion dans l’est de l’Ukraine, a mis en place une fondation dédiée à l’Afrique un mois seulement avant le sommet. L’Agence internationale pour le développement souverain se veut un intermédiaire entre Etats africains et entreprises « éthiques, qui ne pillent pas l’Afrique », selon l’un de ses employés.

Éventuels partenaires

A grand renfort de graphiques, M. Malofeev montrait ainsi les profits gigantesques réalisés par les sociétés minières occidentales. Et tant pis si, dans les salles voisines, les géants russes du secteur, Rusal ou Alrosa, tentaient eux aussi de convaincre d’éventuels partenaires de les laisser investir dans leurs pays.

L’accent a aussi été mis sur la nécessité de sortir des échanges uniquement en dollars – une constante de la diplomatie russe – et même d’utiliser des moyens de paiements imperméables à d’éventuelles sanctions internationales, comme le système de paiement russe MIR. Dans le langage de Konstantin Malofeev, cet engagement était formulé ainsi : « Mouammar Kadhafi a essayé de refuser le monopole du dollar, vous voyez comment ça a fini. Nous refusons la peur. » L’activiste antisémite Kémi Séba, devenu ces dernières années un agent d’influence russe sur le continent et connu pour son engagement anti-franc CFA, était également présent dans les coulisses du sommet. Le communiqué final, lui, dénonce notamment les « diktats politiques et le chantage monétaire » et rappelle les principes de souveraineté des Etats et de « non-ingérence » dans leurs affaires.

Publiquement, les participants africains se sont bien gardés de sauter sur les propositions russes. Mais les arguments ont de quoi parler à nombre d’entre eux. L’intervention du patron de l’agence de presse marocaine MAP, Khalil Hachimi Idrissi, résumait bien ce sentiment : « La Russie peut être pour nous un partenaire qui rétablit un équilibre, plus attentif à nos spécificités et qui nous sorte d’un huis clos avec l’Occident ou la Chine. »

Une alternative

Autre exemple de la façon dont ce sommet, pour l’essentiel très classique, pourrait préfigurer de la transformation de l’Afrique en futur terrain d’affrontement géopolitique comme idéologique, la table ronde conduite par Alexandre Malkevitch sur « les valeurs traditionnelles et la souveraineté », un thème cher à Moscou qui assume de plus en plus ouvertement son opposition au libéralisme. « C’est une opposition aux valeurs occidentales, sur le patriarcat ou l’éducation sexuelle, par laquelle nous, Russes, sommes déjà passés », a expliqué M. Malkovitch, un « spin doctor » sanctionné aux Etats-Unis (il y a même été brièvement arrêté puis expulsé, en 2018) pour avoir essayé de lancer plusieurs médias assimilés par les autorités américaines aux « usines à trolls » qui ont tenté d’interférer dans différents scrutins. L’homme a aussi participé dans le passé à des projets conduits par Evgueni Prigojine, l’homme des missions secrètes de Moscou en Afrique et de la compagnie de mercenaires Wagner.

Cette table ronde était organisée sous l’égide d’une ONG nouvellement apparue avec le soutien de Moscou, AFRIC, qui se veut une alternative aux missions d’observation électorale existantes, et également très active dans la contestation de la souveraineté française sur les îles Eparses, dans l’océan Indien.

Marie-Noëlle Koyara, ministre de la défense de la République centrafricaine, un pays où l’influence russe est particulièrement marquée, y a notamment assuré : « La grave crise qu’a connue notre pays tient au fait qu’on nous propose toujours des solutions de l’extérieur, sans tenir compte de nos valeurs traditionnelles. » Plus virulente, et aussi plus applaudie, l’opposante ivoirienne Nathalie Yamb lançait : « L’Afrique francophone est encore sous le contrôle de la France, qui avance masquée. (…) Nous sommes contre le franc CFA, pour le démantèlement des bases militaires françaises, qui ne servent qu’à piller nos ressources, entretenir des rébellions et entraîner des terroristes. »

Benoît Vitkine

Le Monde

 

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